20

Le pays aux abords de Toulay était vallonné et montagneux. Comme à Rorne, la plupart des visiteurs arrivaient par bateau. Toulay était une cité qui vivait de la mer ; ses eaux froides et claires abondaient en poissons et crustacés. On disait qu’après avoir goûté un poisson de Toulay, aucun poisson d’une autre région du monde ne pouvait plus vous satisfaire.

Outre ses poissons, Toulay était réputée pour sa broderie. Tandis que les hommes partaient en mer pour des semaines, leurs femmes se réunissaient en groupes et travaillaient à de fabuleux ouvrages. Créatures mythiques, héros d’autrefois et princesses légendaires étaient reproduits avec un luxe de détails ahurissant, brodés avec soin pendant des mois et parfois des années. Rorne et Maries payaient volontiers un prix élevé pour ces œuvres. Les femmes de pêcheurs exécutaient par ailleurs des travaux plus modestes : housses de coussins ornées de motifs, châles cousus de fleurs, qui constituaient la demande la plus forte. Plus d’une jeune fille sur le point de se marier rêvait de posséder un jour un châle de Toulay.

Une fois parvenus sur la crête d’une colline, Taol et Chipeur eurent un premier aperçu de la cité. Perchée dangereusement près de la falaise, Toulay semblait sur le point de s’effondrer dans l’océan qui lui procurait sa subsistance. La cité était beaucoup plus petite que Rorne, ses bâtiments moins grandioses. On n’y voyait ni marbre ni tours, juste des constructions basses blanchies par les rafales incessantes d’embruns et de sable.

Taol, qui n’était encore jamais venu à Toulay, sentit au creux de son estomac le nœud familier de l’excitation. Il éprouvait toujours un mélange d’inquiétude et d’émerveillement en arrivant dans une ville inconnue. « Viens, Chipeur, lança-t-il en dévalant la colline au pas de course. En faisant vite, nous pouvons y arriver avant midi. » Chipeur ne tarda pas à le rattraper. Avant peu, tous deux se retrouvèrent pantelants au pied de la colline. Taol aurait aimé reprendre son souffle, mais Chipeur fila sans attendre droit vers la prochaine pente.

« Hé, Taol ! lui cria-t-il. Tu ne vas quand même pas te laisser battre par un gamin, non ? » Le chevalier n’eut d’autre choix que de lui courir après.

Quelques heures plus tard, les muscles raides et douloureux, les deux compagnons approchèrent de la cité. Le vent portait une odeur de poisson – non seulement les hommes de Toulay en péchaient, mais ils les fumaient et les faisaient sécher au soleil sur d’immenses nattes en paille, généralement confiées à la garde d’un enfant ou d’une oie.

La cité elle-même grouillait d’animation : la rue principale était entièrement bloquée par un marché à ciel ouvert. Les marchands se tenaient à côté de leurs étals sous des dais aux couleurs vives et vantaient leurs produits à grande voix :

« Rubans, bouquets, cadeaux pour votre belle !

— Oh, du poisson, du poisson, et les plus grands homards qu’on ait jamais vus sur la terre ferme !

— Du poivre, des épices importées de l’exotique Tyro !

— Des pommes, pas chères les pommes, à peine fripées ! Leur aspect rebute vos enfants, vous en ferez de succulentes tartes ! »

Taol regardait, écoutait, admirait les marchandises ; il se demandait ce qu’il allait offrir comme friandise au gamin.

Chipeur n’avait cessé de l’étonner. Il se montrait infatigable ; debout avant Taol, il courait devant lui toute la journée et voulait parler toute la nuit. Chipeur raffolait des récits légendaires, mais il n’appréciait que ceux où le héros découvrait des monceaux d’or et de pierres précieuses ; ceux dans lesquels il mourait sans le sou, ou bien donnait toutes ses richesses aux pauvres, lui faisaient secouer la tête avec effarement.

Le garçon avait admis avoir pris davantage que de l’argent sur les cadavres au bord de la route. Il avait sorti un grand couteau dentelé de sa besace. Quand Taol avait proposé de lui apprendre à s’en servir pour se défendre, Chipeur avait décliné son offre, lui assurant qu’il ne restait pas grand-chose qu’il ignorât dans le maniement du couteau. Devant l’expression d’incrédulité du chevalier, le gamin s’était livré avec sa lame à différents tours d’adresse et de précision qui avaient définitivement dissipé ses doutes.

Taol trouva un étal où l’on vendait des beignets chauds fourrés à la viande de crabe. Quand il acheta deux de ces pâtisseries à l’odeur délicieuse, la vendeuse lui en offrit une troisième. « Vous êtes des plus généreuses, madame, lui dit le chevalier en s’inclinant.

— C’est un plaisir, monsieur, lui répondit la femme en souriant.

Vous n’êtes pas d’ici, je peux le voir à vos cheveux blonds, et Toulay a toujours bien accueilli les voyageurs. » Taol la remercia et partit.

Il chercha Chipeur des yeux pour lui donner sa pâtisserie, mais le gamin demeura introuvable. Taol parcourut le marché sans l’apercevoir. Il se résigna à l’idée que le gamin était parti de son côté une fois en ville. C’était probablement mieux ainsi. Chipeur avait besoin de compagnie ; ici, il trouverait facilement un abri, et de la nourriture en abondance. Taol grimpa sur un muret pour manger ses pâtisseries. Parvenu à la troisième, il s’aperçut qu’il n’avait plus d’appétit ; aussi l’enveloppa-t-il dans un tissu pour plus tard.

Il sommeillait à moitié au soleil de l’après-midi quand quelque chose de dur le frappa à la tempe. Il ouvrit les yeux et découvrit le gamin, tout sourire, sur le point de lui jeter un autre caillou. « Je te prends à dormir, on dirait ? »

Taol sauta au bas du muret et lui attrapa l’oreille. « Quelle mouche t’a piqué, de disparaître ainsi ? Et si tu ne m’avais pas retrouvé ? »

Chipeur se tortilla pour lui échapper. « Je ne t’ai pas quitté des yeux.

— Que faisais-tu ?

— Un peu de ci, un peu de ça ; tu sais… je prospectais.

— D’accord. » Taol soupira. « Que ramènes-tu ?

— Plein de choses ! La récolte va être abondante à Toulay, je peux te le dire. Les gens sur ce marché ont plus d’argent qu’ils ne pourront jamais en dépenser. J’ai juste écrémé un peu – prélevé l’excédent, pour ainsi dire.

— Combien ? demanda Taol.

— Je ne vois aucune raison de répondre à ça, mon ami. » Le petit sourire satisfait du gamin s’effaça rapidement quand Taol l’empoigna par les cheveux.

« Écoute, l’ami, tant que tu voyages avec moi, je commande.

— Très bien, très bien, c’est bon. » Le gamin s’appliqua à lisser ses cheveux avec dignité. « Puisque tu insistes, je vais te montrer. » Chipeur ouvrit sa besace. D’un coup d’œil, Taol y vit de nombreuses pièces d’or et d’argent, ainsi que quelques bagues et des bracelets.

Le chevalier grommela : « J’espère que tu as fait attention. À Toulay, le vol est puni par la castration. » Taol n’avait aucune idée du châtiment réel, il voulait simplement effrayer le gamin pour freiner ses ardeurs.

« Me conseiller la prudence revient à suggérer à un poisson de nager. En plus, j’ai entendu dire que le châtiment pour vol se limitait à des coups de fouet. » Le gamin sourit. « Quoi qu’il en soit, que proposes-tu de faire de tout ce butin ?

— Je propose que nous réservions une chambre pour la nuit dans une auberge discrète ; ensuite, nous irons prendre un bon déjeuner et nous irons acheter des chevaux. Il nous faudra également des selles, des céréales et davantage de nourriture séchée.

— Ça me semble très bien. Juste une chose, cependant. Je ne veux plus voir un seul de ces biscuits de marine – je suis trop jeune pour perdre mes dents.

— Très bien, nous achèterons du poisson séché à la place. » Ce fut au tour du gamin de grommeler. Taol poursuivit, une lueur de malice dans les yeux. « Inutile de protester, Chipeur. À ton âge, il n’y a rien de meilleur. »

Ils déambulèrent à travers la ville. Taol demanda à une vieille vendeuse de fleurs le nom d’une auberge décente. Elle parut offensée par cette question. « À Toulay, monsieur, il n’y a que des auberges décentes. Pour des voyageurs de votre qualité, La Cocotte de crevette devrait suffire.

— Et où trouverons-nous cette Cocotte de crevette, madame ?

— Eh bien, sur la route du port bien sûr, avec toutes les auberges. » Elle s’éloigna à petits pas avant que Taol ne puisse lui demander où se trouvait cette route.

« Je crois que nous allons devoir nous débrouiller tout seuls. Viens.

— Taol, je me posais une question. Crois-tu que nous aurons assez d’argent pour acheter deux bons chevaux ? Je pourrais toujours prospecter encore un peu.

— Nous n’aurons pas besoin de deux chevaux, Chipeur. Un seul me suffira. Quant à toi, tu peux te contenter d’un poney.

— Un poney ! Je n’ai pas sué sang et eau, ni couru tant de risques pour un poney.

— As-tu déjà monté à cheval ?

— Eh bien, non, mais…

— Tu prendras un poney, un point c’est tout. »

Ils finirent par découvrir la route du port – c’était une vraie ruche : des hommes s’adonnaient à des jeux d’argent, des prostituées aguichaient le chaland et des portefaix ramenaient de grandes caisses de poissons aux entrepôts. Plus loin dans la rue, Taol repéra une enseigne aux couleurs vives figurant une crevette.

Taol fut agréablement surpris par la propreté et l’agencement de l’endroit. La décoration, tout en bronze et bois vernis, multipliait les représentations de crevettes et de pêche à la crevette. Une serveuse vêtue avec modestie s’approcha.

« En quoi puis-je vous aider, messieurs ? » Elle s’inclina devant Taol et sourit à Chipeur.

« Je voudrais une chambre pour la nuit pour moi et mon garçon ; et dans l’immédiat, nous aimerions manger un morceau. Quelle est la spécialité de la maison ?

— Eh bien, la crevette en cocotte, bien sûr. Je vais vous en apporter un plat, ainsi qu’une excellente tourte aux crevettes. Autre chose ?

— Vous n’avez rien d’autre que des crevettes ? » demanda Chipeur. Taol lui allongea un petit coup de pied dans les tibias.

« Les crevettes conviendront parfaitement. Je prendrai aussi une chope de bière. » Taol sourit d’un air entendu. « Et de l’eau pour le petit. »

Une fois leur repas terminé, ils se mirent en quête d’un maquignon. Ils en dénichèrent un à proximité de la rue du port. Un carillon retentit à leur entrée et un homme se leva d’un bond, à l’évidence surpris.

« Nous voulons acheter un cheval et un poney.

— Eh bien ! si je m’attendais à cela. Les gens n’ont guère besoin de chevaux, par ici. » L’homme les examinait en plissant les yeux, comme s’il avait une mauvaise vue.

« En avez-vous à vendre ?

— À vendre, ma foi, oui, bien sûr. C’est mon métier. Suivez-moi. » Il les conduisit dans l’écurie, à l’arrière ; la plupart des stalles étaient vides. « Je présume que vous voudrez un étalon, monsieur ?

— Je prendrai votre meilleure bête.

— J’ai un étalon splendide, monsieur, une bête ayant appartenu à messire Fleharkell en personne… » L’homme poursuivit son boniment, mais Taol ne l’écoutait plus ; il avait repéré une magnifique jument alezane qu’il alla examiner de plus près. Ses jambes étaient minces, puissantes, ses flancs amplement musclés. Sa robe aurait eu besoin d’un bon coup de brosse mais elle n’était pas en mauvaise condition. Quand le marchand se rendit compte qu’elle l’intéressait, il intervint promptement. « Ah, je vois que monsieur est connaisseur. Une jument de toute beauté, issue des écuries de la fameuse dame Daranda. » Taol ignora son discours – les maquignons étaient des menteurs notoires.

« Combien ?

— Dix pièces d’or. » Taol tourna les talons et se dirigea vers la sortie. « Huit ! lui cria l’homme.

— Sept, et rajoutez un poney pour le petit.

— Impossible. Je peux aussi bien mettre la clef sous la porte tout de suite. Cette jument m’a coûté le double.

— C’est à prendre ou à laisser. » Taol prit un risque. « Vous n’êtes pas le seul maquignon de la ville.

— Très bien, entendu, mais vous me saignez à blanc.

— Bon. Il me faudra également deux selles et un peu d’avoine. Je vous paierai en venant les prendre demain matin. Bonne journée, monsieur. »

 

« Ma foi, Finaud, je dois admettre qu’il y a dans ce que tu m’as dit davantage de vrai que je ne pensais.

— De quoi parles-tu, La Bousille ?

— Te souviens-tu m’avoir raconté que les dames de haute noblesse aimaient s’encanailler un peu ?

— Aye, La Bousille.

— Eh bien, je l’ai constaté de mes propres yeux. L’autre soir, alors que je fais ma ronde dans l’enceinte du château, j’entends du bruit en provenance de la remise à bois. Bon, je vais jeter un coup d’œil, et qu’est-ce que je vois ?

— Et qu’est-ce que tu vois ?

— Un couple en pleine activité.

— En train de forniquer ?

— Sur le point de le faire. Donc, je m’approche ; et là je découvre une dame de la cour en compagnie de je ne sais quel coquin ; elle m’a ordonné de détaler vite fait.

— Qui était la dame, La Bousille ?

— Ma foi, je n’en suis pas certain, Finaud, mais il m’a bien semblé reconnaître la fille de messire Maybor, dame Melliandra.

— Eh bien, que je sois damné ! On dit qu’elle s’est enfuie, le savais-tu ? » Comme La Bousille le regardait sans comprendre, Finaud insista. « C’est elle que la Garde royale n’arrête pas de rechercher. Bien sûr, la version officielle prétend qu’elle est clouée au lit par la fièvre, mais je n’y crois pas une seconde. As-tu reconnu son compagnon ?

— Non, Finaud, il a gardé en permanence la tête enfouie dans son épaule.

— Tiens, tiens, tiens. » Finaud prit une large gorgée de bière. « Moi aussi j’ai eu de la chance hier soir.

— Oh, vraiment, Finaud. Qui était l’heureuse élue ?

— La vieille veuve Harpit. Elle a finalement succombé à mon charme.

— J’ai vu la vieille veuve Harpit au dîner hier soir, Finaud. Elle était soûle comme un cochon.

— Eh bien, elle avait considérablement dessoûlé quand j’en ai eu fini avec elle ! » Les deux hommes rirent grassement et burent une lampée de bière.

« J’ai l’impression qu’on s’est amusé dans tous les coins la nuit dernière, Finaud. Même le prince Kylock a conté fleurette.

— Ah oui ?

— Je l’ai vu faire monter une jeune fille dans sa chambre. Bien après minuit, oui-da.

— Qui était la fille, La Bousille ?

— Findra, la servante. »

Finaud tiqua. « Je lai croisée ce matin, La Bousille. Elle avait de vilaines traces sur le visage et le bras droit en écharpe.

— C’est curieux, Finaud. Elle avait l’air d’aller très bien la nuit dernière. » Les deux hommes finirent leur bière en silence, sachant tous deux qu’il valait mieux ne rien ajouter.

 

Baralis se rendait chez la reine. Il avançait en silence dans les couloirs du château, sans déplacer la poussière sur son passage. Il avait le teint pâle, tiré, et sous son manteau ses mains se recourbaient comme celles d’une vieille femme.

En apprenant l’évasion de la fille, il s’était mis dans une rage folle, et ni Craupe ni les mercenaires n’avaient osé s’approcher de lui ensuite. Il avait passé la nuit entière à fouiller les tunnels et les passages, mais le labyrinthe s’avérait trop complexe, trop étendu pour être couvert par un seul homme. D’ailleurs, lui-même n’avait aucune idée de l’endroit où menaient certaines galeries. Il existait même forcément des endroits dont il ignorait tout : des voies sombres et furtives, des salles adroitement dissimulées, construites à des fins depuis longtemps oubliées et que personne n’avait ouvertes depuis des siècles.

Lorsqu’il devint évident qu’on ne retrouverait ni la fille ni le garçon cette nuit-là, Baralis avait progressivement recouvré son calme. La colère était une émotion utile, mais dangereuse – la force brute prenait le pas sur la logique et la ruse.

Baralis commença à raisonner plus clairement. Il devait y avoir un moyen pour lui de localiser la fille avant que la Garde royale ne mette la main dessus. Il se consolait en pensant que, au moins, Maybor et ses hommes se trouvaient quelque part dans les Terres de l’Est, fort à propos hors de son chemin.

Il devrait redoubler de discrétion, cependant ; une bande de mercenaires en train de fouiller la forêt ne manquerait pas d’attirer l’attention de la Garde royale. Il allait leur ordonner d’adopter un profil bas et s’en remettrait à ses propres ressources pour traquer Melliandra.

Les deux fugitifs n’avaient pas pu aller bien loin. Le temps avait été particulièrement mauvais ces derniers jours ; pluie incessante et violentes rafales ne constituaient pas des conditions de voyage idéales. La prochaine fois, quand il retrouverait la fille, il ne prendrait pas le risque de la voir s’échapper de nouveau.

Une fois parvenu devant les appartements de la reine, Baralis fut invité à entrer. Arinalda vint à sa rencontre, ses joyaux scintillant à la lueur des chandelles. Elle inclina gracieusement la tête, mais n’esquissa pas un geste pour lui offrir sa main. « Ah, messire Baralis, je suis fort aise que vous ayez pu vous libérer aussi rapidement. » Ces derniers temps, la reine s’efforçait de se montrer plus polie à son égard ; elle ne parvenait pas à camoufler entièrement son dégoût, néanmoins.

« Je suis toujours au service de Votre Altesse. » Baralis s’inclina, observant les règles du jeu. La reine demeurant silencieuse, il fut contraint de reprendre la parole. « Dites-moi, Votre Altesse, ce que vous attendez de moi. Je suppose que le roi dispose encore d’une quantité de remède suffisante ?

— Vous savez à la goutte près combien il lui en reste, messire Baralis. Vous l’avez dosée avec une telle méticulosité ! » La reine fronça élégamment le sourcil. « Je ne suis pas naïve, messire. Je me suis rendu compte que le remède que vous m’avez remis était plus faible que l’échantillon initial. » Baralis leva la main pour protester, mais la reine l’interrompit. « Non, messire, ne niez pas. Ce n’est pas la raison pour laquelle je vous ai fait venir.

— Pour quelle raison, dans ce cas, Votre Altesse ? » Un soupçon d’impatience perçait dans la voix de Baralis ; il n’aimait pas ce ton de réprimande subtile.

« Je me demandais si vous pourriez m’aider, messire Baralis. » La reine s’exprimait avec une innocence étudiée. « Des nouvelles inquiétantes sont parvenues à mes oreilles. La Garde royale a repéré des mercenaires dans la forêt, et son commandant m’a demandé si je désirais en être débarrassée. Je lui ai répondu que dans l’hypothèse où ces mercenaires n’auraient pas disparu d’ici demain, il pourrait s’en charger. » La reine retroussa les lèvres en un mince sourire. « Ai-je bien fait, messire Baralis, dites-moi ?

— Votre Altesse est très sage. » Baralis ne pouvait guère qu’approuver. La reine venait tout simplement de lui signifier de retirer ses hommes. « Je suppose que Votre Altesse est consciente que notre petit pari touche à sa fin ?

— Il est inutile de me le rappeler, messire Baralis. Notre pari reste sans cesse présent à mon esprit. La fille sera retrouvée dans les prochains jours, j’en suis convaincue. Pour quelque étrange raison, j’ai le sentiment qu’elle pourrait se trouver précisément dans les bois que les mercenaires fouillaient, ce matin. » La reine lui jeta un regard entendu, puis lui tourna le dos.

Baralis prit congé et regagna ses quartiers. Il admirait malgré lui l’intelligence de la reine : elle avait compris que si ses hommes battaient la forêt pour retrouver la fille de Maybor, cela signifiait qu’ils savaient approximativement où la trouver. Baralis devait faire vite ; la reine ne tarderait pas à commander à la Garde royale de mettre un terme à leur battue.

Dès son retour dans ses appartements, il chargea Craupe d’ordonner aux mercenaires d’interrompre les recherches.

Une fois seul, le chancelier s’enferma dans son étude et mélangea les drogues dont il avait besoin. Il écrasa dans un mortier du lichen et les sucs d’une mousse qui poussait dans l’obscurité des souterrains du château. D’autres ingrédients furent ajoutés : des poudres, des extraits. Il s’entailla vivement le bout du doigt pour faire perler le sang, pressa l’entaille et laissa tomber trois gouttes scintillantes dans le récipient.

Baralis projeta son pouvoir dans le mélange – une trace infime, un simple catalyseur. Le liquide tourbillonna, remué par une main invisible. Baralis s’en passa un peu sur le front. Immédiatement, sa peau éclata en minuscules vésicules autour du produit et son corps entier se couvrit d’une sueur froide. Baralis porta le mortier à son visage pour en humer les vapeurs ; son corps eut une réaction de recul instinctive, mais il s’obligea à respirer profondément.

Il sentit la brûlure à l’intérieur de ses narines, dans ses poumons. Il chancela tandis que la drogue produisait son effet, s’insinuant à travers les tissus et les sinus, jusque dans son esprit.

 

Leur évasion ne se déroulait pas sans heurts. Le temps était si exécrable qu’ils n’avaient pu couvrir une grande distance, et tout deux étaient trempés jusqu’aux os. À court de nourriture, ils n’avaient rien mangé depuis deux jours. Mais ce n’était rien à côté des nuits passées à dormir sur la terre humide, à découvert, pressés l’un contre l’autre pour se tenir chaud.

Jack ne pouvait ignorer que les mercenaires les recherchaient

— la forêt entière semblait infestée de cavaliers. Jusqu’ici, Melli et lui avaient réussi à leur échapper en se cachant dans un fossé ou un taillis chaque fois qu’ils entendaient quelqu’un approcher. Mais il savait que ce n’était qu’une question de temps avant qu’un mercenaire à l’œil vif ne finisse par les repérer sous les feuilles mortes.

Ils avançaient cependant, contre la pluie qui leur cinglait le visage et le vent qui les privait de toute possibilité de chaleur. Le sol de la forêt disparaissait sous les feuilles mortes en décomposition. Son odeur n’était pas déplaisante – lourde, furtive, elle parlait de croissance et de renouveau. Jack s’aperçut qu’il appréciait davantage la forêt depuis son séjour chez Falk ; il voyait la grâce des arbres dénudés et la modestie des sous-bois – buissons et fougères, à jamais destinés à demeurer dans l’ombre de leurs cousins plus glorieux.

Au bout de quelque temps, Melli s’arrêta brusquement. « Là-bas », dit-elle. Jack regarda dans la direction qu’elle indiquait mais ne vit rien. « Derrière ce gros chêne. » Elle partit au pas de course, et il fut obligé de suivre. Il aperçut bientôt ce qu’elle avait vu : une cabane en bois, presque entièrement dissimulée par les arbres, les buissons et le lierre qui serpentait sur ses murs.

Ils s’approchèrent avec prudence. Aucun sentier visible ne menait à la cabane, et le lierre avait poussé en travers de la porte. Jack se tourna vers Melli, qui hocha la tête avec enthousiasme et poussa le battant. La porte résista ; des années de pluie avaient gauchi le bois et rouillé les gonds. Elle s’ouvrit un peu, puis se bloqua. Ils parvinrent cependant à se glisser à l’intérieur par l’entrebâillement.

La cabane sentait le moisi et l’humidité. Lorsque les yeux de Jack se furent habitués à la pénombre, le jeune homme se rendit compte qu’ils étaient tombés sur un vieux refuge de chasse. Avant la maladie du roi Lesketh, lui et ses hommes partaient souvent en forêt pendant des jours ; on avait donc construit plusieurs cabanes pour leur éviter de regagner le château tous les soirs. Elles leur offraient à la fois un abri et un endroit où conserver proies et équipement jusqu’à la fin de la chasse. Depuis, la plupart avaient été abandonnées et oubliées.

Jack referma la porte d’un coup d’épaule, puis commença avec Melli à inspecter les lieux en quête d’objets potentiellement utiles. Ils dénichèrent quelques vieilles couvertures de cheval poussiéreuses, dans lesquelles ils s’enveloppèrent, ainsi qu’un assortiment d’ustensiles de chasse : chaînes, piques, épieux et capuchons, et même un vieux cor en airain cabossé. Le mobilier se composait de deux bancs et d’une table, sur laquelle étaient posées une lampe à huile vide et une carcasse de renard desséchée. Un vieux coffre en bois peint occupait un coin.

Jack le força avec la pointe d’un épieu. Il y découvrit différents vêtements d’homme : des braies, des gilets, des tuniques, et tout au fond, entre les couvertures et les toiles cirées, un livre qui paraissait très ancien. Sa reliure se détachait, les pages étaient piquées de moisissure et le papier s’effritait entre les doigts de Jack.

« De quoi s’agit-il ? » Melli apparut derrière lui. « Allons, faites-moi donc voir. » Jack lui tendit le livre. Elle l’ouvrit à la page de garde, joliment ornée d’enluminures de ciel étoilé. « Le Livre des mots, par Marod. Oh, quelle barbe. Je pensais qu’il s’agirait peut-être de révélations juteuses sur les ancêtres du roi. Ce n’est qu’un bon vieux Marod.

— Qui est Marod ? » demanda Jack. Il entendait ce nom pour la première fois.

« Je croyais que tout le monde le connaissait. Petite fille, j’ai dû apprendre tous ses poèmes. Bien sûr, ce sont surtout les prêtres et les érudits qui le lisent et l’étudient. Un ramassis d’absurdités, si vous voulez mon avis. » Melli feuilleta les pages. « C’est un vieil exemplaire… le papier a été réutilisé. Regardez, on distingue encore le premier texte par transparence. » Melli laissa négligemment tomber le livre dans le coffre. « Voyons si nous pouvons trouver quelque chose à manger. »

Elle examina le plancher avec attention. « Je me souviens qu’une année, quand j’étais encore très jeune, mon père nous avait emmenés à la chasse – pas une vraie, bien entendu, plutôt une sorte d’excursion pour mes frères. » Melli se mit à quatre pattes et entreprit de frapper doucement sur les planches. « Quoi qu’il en soit, nous sommes parvenus devant une cabane de chasse comme celle-ci. Nous étions fatigués et affamés. Père nous a surpris en soulevant quelques planches. Dessous, il y avait une petite cache de nourriture. Apparemment, le fait d’enterrer la nourriture permettait de la garder fraîche plus longtemps et d’empêcher les bêtes sauvages de l’emporter. Aha ! » Melli souleva une planche avec excitation. « Qu’avons-nous là ? » Elle se pencha sur le trou et en retira une bouteille fermée par un bouchon, qu’elle ouvrit. « Du vin. » Jack lui prit la bouteille. C’était bel et bien du vin ; il en versa dans le creux de sa paume et le goûta. Un peu âpre, mais toujours buvable.

Pendant ce temps, Melli avait sorti d’autres choses de la cachette : des sacs d’avoine et de céréales, et plusieurs aliments séchés emmaillotés dans des chiffons. « On dirait que les chasseurs de jadis se préoccupaient moins de leur estomac que de celui de leurs chevaux. L’avoine et les céréales ne nous seront pas d’une grande utilité. » Jack ignora ce commentaire et fouilla la cabane. Il sourit en trouvant un foyer de briques rudimentaire. Seul manquaient un peu de bois et un récipient. Il y avait un chaudron en fer au milieu des ustensiles de chasse ; aucune bûche n’était en vue, en revanche.

« Pourquoi ne pas brûler ce vieux livre ? proposa Melli qui ouvrait les différents paquets l’un après l’autre.

— Non. » En travaillant comme scribe pour Baralis, Jack avait appris à chérir les livres ; il n’aimait pas l’idée d’en détruire un, surtout si vénérable. « Je vais plutôt démolir le coffre. Il devrait bien brûler. » Il ramassa le volume et le feuilleta rapidement ; une feuille s’en échappa. En s’accroupissant pour la ramasser, il vit qu’il s’agissait d’une lettre. Melli la lui arracha des mains.

« Elle est signée d’un L enjolivé. C’est la signature du roi Lesketh. » Elle lut le bref message. « Mon cher amour, je ne pourrai plus venir te retrouver au refuge. La reine est enceinte, nos rendez-vous doivent cesser. Garde le livre, il t’appartient ; je sais combien tu l’appréciais. Accepte-le en guise de cadeau d’adieu. L. »

Melli regarda Jack. Il lut dans son expression qu’elle éprouvait le même sentiment que lui : de la honte. Ils venaient de mettre le nez dans la vie d’autrui. Jack lui reprit la lettre et la replaça soigneusement dans le livre. Ils avaient eu tort de la lire ; son secret ne leur était pas destiné. Jack posa le livre sur une étagère et commença à réduire le coffre en petit bois.

L’obscurité tomba rapidement, au grand soulagement de Jack ; les mercenaires interrompraient leurs recherches jusqu’à l’aube. La chaleur du feu se répandit dans la petite cabane, avec une bonne odeur de cuisine – Jack préparait une bouillie de céréales agrémentée d’une lanière de viande séchée. Pas tout à fait certain que la viande séchée soit encore mangeable, il avait décidé de prendre le risque. Melli commença par froncer le nez devant sa bouillie, mais l’appétit lui fit changer d’avis. Une fois qu’elle l’eut goûtée, elle finit le chaudron jusqu’à la dernière bouchée, en mangeant beaucoup plus que Jack. Elle se pelotonna ensuite près du foyer et s’endormit.

Jack resta assis un moment, à s’interroger sur la marche à suivre le lendemain. L’idée de passer la journée au chaud était tentante. Dehors, le vent rugissait et la pluie tombait. Le jeune homme décida de remettre la décision au matin.

 

Il volait haut par-delà les nuages, sous le firmament auréolé de l’éclat froid du millénaire. Jamais il n’avait vu le ciel si beau, si terrible ; sa proximité même le raillait. Il était sans corps, sans âme, un filet de fumée, un émiettement de particules, porté par la seule force de sa volonté.

Le temps était venu de redescendre ; la folie guettait ceux qui contemplaient trop longuement les cieux. Abandonnant derrière lui les étoiles et la noirceur de l’espace, il plongea. Il traversa les nuages, insensible à leur humidité, et descendit encore, vers la terre qui n’était qu’une pénombre vague en contrebas.

Il commença à discerner des silhouettes et des formes : le quadrilatère gris des murailles du château, l’éparpillement du bourg. Tournant son regard vers le sud, il repéra son terrain de chasse, les ombres ténébreuses de la forêt.

Plus bas, toujours plus bas. Les frondaisons, d’abord indistinctes, commencèrent à prendre forme. Il distingua la mosaïque des arbres, des buissons, des arbustes, puis vit des lueurs de vie se mouvoir par-dessous ; du grand cerf qui se dressait, splendide, sur une éminence herbeuse, au minuscule vermisseau creusant son chemin dans le sol dur. L’abondance de la nature s’étalait sous lui, grouillante et infatigable.

Il s’enfonça à l’intérieur de la forêt, sur le qui-vive. Il filait à travers les arbres ; les branches dénudées n’étreignaient que le vent sur son passage. Repérant une étincelle de possibilité, il modifia sa course et s’approcha plus près. Il reconnut l’œuvre de l’homme ; une sorte de bâtisse, presque entièrement dissimulée dans un bosquet. Flottant plus bas encore, il glissa sa forme ténue entre les fissures du bois.

Ses soupçons étaient fondés. Le garçon et la fille dormaient à même le sol devant un foyer rougeoyant. Ils remuèrent l’un après l’autre, sans se réveiller, quand il passa au-dessus d’eux.

Satisfait d’avoir accompli sa tâche, il se retira, rappelant son inconsistance brumeuse à l’intérieur de son corps. Une fois de plus il fusa à travers les cieux, sans prendre le temps d’admirer le spectacle. Son temps était limité, il ne prendrait pas le risque de rester piégé hors de son corps pour l’éternité.

Il entama sa descente en direction du château, puis traversa les nombreuses couches de pierre, pressé d’être enfin réuni avec sa chair et son sang. Il flotta au-dessus de son corps. Comme sa respiration était faible, son teint livide ! Descendant encore, il se fondit en lui-même et pénétra au cœur de la grisaille. Il connut la faiblesse, la fatigue, et puis plus rien.